Presse
Monique HISSEL, Frank Andriat, l’homme aux miroirs, LE CARNET ET LES INSTANTS, n°110, Novembre 1999-Janvier 2000.
Frank Andriat, l’homme aux miroirs
Chaque année l’IBBY (International Board on Books fort Young People), un organisme de promotion de la littérature jeunesse présente, par pays, un écrivain qui concourra pour le prix Andersen et en désigne un autre qui figurera sur une liste d’honneur. En l’an 2000, les promus sont respectivement Pierre Coran et Frank Andriat, lequel s’est prêté de bonne grâce à un entretien sur son parcours d’écrivain pour les jeunes.
Frank Andriat, par ailleurs professeur de français à Schaerbeek, est un auteur prolifique. A 41 ans, il s’est déjà illustré dans les domaines du policier (avec Mythic), de l’essai, du roman et de la nouvelle. En parallèle, il peaufine des récits destinés aux adolescents. Divers, l’ensemble est profondément cohérent.
En deux décennies, les publications réservées aux enfants et adolescents ont connu une véritable inflation quantitative et qualitative. Pourtant, le statut du livre jeunesse demeure délicat. Injustement assimilée à une para, voire une infra-littérature, sa reconnaissance institutionnelle est faible. Nulle instance n’est là pour déterminer des critères de qualité. L’école ? Aucune anthologie, encore moins de classiques confirmés, et ne sait où placer ces livres dans ses programmes. Les rares récompenses littéraires, comme les prix Sorcières ou Versele ? Elles négligent pour la plupart les livres pour ados. Les médias ? Leur écho est confidentiel. En outre, cette littérature pâtit d’une vieille tradition éducative et moralisatrice.
Frank Andriat n’a rien du loup dans la bergerie, mais ses récits n’éludent pas la difficulté des rapports humains en notre fin de siècle. A-t-il souffert de la censure ? Au-delà, être un écrivain belge pour la jeunesse se vit-il comme une double tare ? Andriat hésite un instant : «Le problème est surtout d’ordre commercial. Il n’est déjà pas simple pour un Belge de franchir la frontière. Mais les collections pour jeunes deviennent très cloisonnées. De plus en plus, chacune se cantonne dans un créneau thématique très précis. Les «Chair de poule» en sont un exemple caricatural. Et avant de vous éditer, on vous demande d’être connu —en France bien sûr—, ce qui s’apparente à un cercle vicieux. Les éditeurs ont le droit de ne pas aimer ce que j’écris, mais les critères de sélection sont plus extérieurs, plus arbitraires. A mon avis, la censure est davantage commerciale que morale.»
Frank Andriat sourit. Pas la moindre amertume. Il préfère le rapport privilégié qu’il entretient avec Memor, son éditeur actuel, à des contacts plus lucratifs, mais impersonnels. Lorsqu’il sourit, il ressemble encore plus aux ados de ses livres. Silhouette juvénile, presque frêle, visage lisse, voix douce, il dégage une sympathie immédiate. Simple, affable et réservé, il s’anime et se passionne dès qu’il évoque les jeunes qu’il côtoie chaque jour. On sent qu’il les aime, intensément, sans artifices. Comme l’homme, l’auteur Andriat ne peut tricher.
Mirages et miroirs
L’amour à boire, La remplaçante et Rue Josaphat sont ses trois livres-phares (les deux premiers sont d’ailleurs traduits en néerlandais), ceux pour lesquels les classes réclament sa visite. Promotion oblige ? «Ces rencontres me touchent. Parfois, c’est le premier livre qu’un jeune a lu jusqu’au bout, parce qu’il s’y est retrouvé. L’obligation scolaire a cédé la place au plaisir.»
A l’évidence, la motivation des lecteurs s’enracine dans un processus d’identification : se reconnaître dans les sentiments et la vie des héros, —premiers troubles amoureux, désir d’indépendance, problèmes familiaux et scolaires, complexité d’exister dans des villes métissées.
La littérature jeunesse nous offre une efflorescence de livres propices à l’évasion de la fadeur du quotidien : récits fantastiques, policiers, parodiques. Frank Andriat s’est frayé une autre voie, plus grave et moins en vogue : celle du livre-miroir.
Sans doute, les médias nous montrent à l’envi un certain reflet de l’adolescence: décrochage scolaire, absence de valeurs, apolitisme, petite délinquance, drogue. L’auteur estime ces miroirs déformants et dénonce son utilisation par l’extrême-droite. Il ne faut pas que l’arbre cache la forêt ! «En majorité, les jeunes ont besoin de respect, de confiance, sans jugement a priori. J’ai envie que mes livres leur apportent un peu de bonheur et d’espoir.» D’où les happy ends. Frank Andriat a cette grâce rare de ciseler des livres-cadeaux, miroirs de poche au reflet lisse…
L’amour à boire, dont une première version est parue en 1992 sous le titre Mes copains m’appellent Flash, est un bel exemple de cette approche empathique de l’adolescence. Émile, alias Tchap, affiche sa personnalité en portant des chapeaux excentriques. A la maison, «chacun vit sur son île en ignorant les autres. Le père préoccupé par les résultats du football, la mère regrettant amèrement sa vie grise. (…) Communication zéro.» Heureusement, il y a les copains. Le brave Abdennasser. Sa famille, qui vous ouvre la porte et les bras comme elle offre le thé et le miel. Et la vie peut devenir belle quand s’y engouffre Adeline, la belle et bourgeoise Adeline. L’histoire d’amour se heurte rapidement à la ténuité des rares espaces de liberté,puis au refus violent des parents. S’ensuivra une fugue à la mer, décision univoque de la jeune fille. Vite, l’aventure se réduit à une peau de chagrin : un pauvre grenier où se cacher. Mademoiselle supporte mal la contrariété. Elle se révèle dans toute sa négativité : snob, égocentrique, bientôt haineuse. Tchap rentrera meurtri et mûri; il est blessé par le narcissisme et le mépris d’Adeline, mais l’épreuve l’endurcira.
Pour des adultes, le message peut paraître très explicite, et les personnages monolithiques. Mais l’on sait, depuis Bettelheim, que la non-ambivalence des héros conditionne fortement l’identification des lecteurs en recherche d’eux-mêmes… Et il ne faut pas se méprendre : positifs, idéalistes, parfois naïfs, les jeunes qui s’expriment à travers les pages d’Andriat ne sont en rien de mièvres caricatures et leur vitalité crève le papier.
On est aussi frappé de voir à quel point l’image de l’étranger, en l’occurrence la famille d’Abdennasser, a évolué depuis le Journal de Jamila, ouvrage qui a consacré, en 1986, Andriat comme auteur pour la jeunesse. Jeune immigrée de la première génération, Jamila était déchirée entre deux cultures aux systèmes de valeurs profondément antagonistes. Bâillonnée en famille comme à l’école, Jamila n’avait comme moyen d’expression que la page blanche. «Aujourd’hui, reconnaît Andriat, ce livre est davantage reçu comme un document qui demande un accompagnement sociologique. Il ne reflète plus la réalité sociale que vivent les lecteurs. Exit la radioscopie, demeure la littérature.
Dans L’amour à boire, l’auteur-prof apparaît incidemment, clin d’oeil à la Hitchcock : «Goetghebeur (du vrai nom d’Andriat), le petit farfelu de quatrième…» Il est omniprésent dans La remplaçante, un livre sur l’école qui opte pour le point de vue de l’élève. Raphaël, quinze ans, a une vie de famille harmonieuse. Sa mère lui a légué une bonne dose de gènes d’humour et de créativité. Bien utiles pour supporter l’école. Quoique… Avec Sylvie Laurent, le prof de français à la plastique de rêve, on s’y complairait bien à l’école ! D’autant que «c’est une femme (…) qui prend le temps de nous écouter, qui part de nos difficultés et qui nous aide à les dépasser plutôt que de nous assommer avec des connaissances dont nous ne voyons pas l’intérêt.» Lorsque l’idole doit prendre un congé de maladie de deux mois, surgit la remplaçante, Mme Grivet, un laideron d’âge mûr. Non contente de brimer le sens esthétique de ses élèves, l’intérimaire se montre ignoble avec eux. Écœuré, Raphaël mène la fronde…
Ce jeune héros manifeste une maturité étonnante, tant dans ses actes (il chahute de façon constructive, pour obtenir un enseignement où le dialogue et les besoins des élèves priment sur la matière à tout prix) que dans ses réflexions, où il apparaît comme le porte-parole de l’écrivain. Une telle revendication de qualité pédagogique est-elle la norme chez les élèves ? Les adolescents d’Andriat seraient-ils trop roses ? «Peut-être, mais ceux que je connais et que je mets en scène sont malins, ils se posent des questions. Si, lors de visites dans certains milieux chics, j”ai rencontré des jeunes qui avaient des œillères par rapport aux réalités de la vie, si, dans les écoles-ghettos, ils se sont tellement entendu dire qu’ils étaient nuls qu’ils se résignent à l’échec, mes étudiants de Schaerbeek, du fait de la situation sociale qu’ils vivent —le quartier, les copains de milieux économiques et culturels très différents—, sont obligés d’être confrontés à l’échange et de réfléchir”. Automatiquement, ils deviennent exigeants.»
Madame Grivet et Jamila se retrouvent à titre anecdotique dans Rue Josaphat, le dernier roman publié par Andriat. Petit syndrome balzacien ? Peut-être, car le portrait psychologique cède ici le pas à la fresque ou à la chronique sociale. Dès lors, l’identification à un héros se fait moins aisée, d’autant que plusieurs personnages sont loin d’être simplement tout noirs ou tout blancs. L’évolution se marque aussi sur le plan formel : la construction, jusqu’alors linéaire, se mue en puzzle. Récit morcelé qui symbolise la fracture sociale tout en évoluant vers l’unification. Les points de vue narratifs se font multiples. Jérémiades de la vieille Joséphine, dont les convictions socialistes ont fondu dans le café au lait du métissage de son quartier et dont la peur de l’Arabe se nourrit aux discours xénophobes de ses voisins militants d’extrême-droite. Fragments de vie du jeune Rachid, qui prend à la vie, sans les voler, toutes ses saveurs. Confusion verbale de K (Karim ? Kristof ? Kevin ? Un cas, tout bonnement…), un jeune dealer qui noie sa perte d’identité dans des monologues en je, tu, il. Les trois discours sinuent en parallèle pour construire une intrigue rigoureuse. Le ton est toujours juste, sobre quand il traduit la révolte ou la haine. La langue est vraie et résiste à la tentation des débordements de l’oral.
La croisade d’Andriat contre les formes les plus pernicieuses du racisme s’amplifie en gagnant en subtilité : le récit n’est jamais complaisant, ni didactique. Le délit de sale gueule, la délinquance cache-misère, la hargne comme fard de la peur et de la solitude, la rage d’être heureux, rien n’est argumenté. Un geste, une émotion, un silence en disent bien plus long. On ressort ébranlé, purifié d’une telle lecture.
Le déclencheur d’écriture
Nous vous laisserons découvrir La forêt plénitude, récit poétique exigeant qui impose à la lecture sa lente respiration. Mais nous ne pouvons quitter Frank Andriat sans aborder les trois ouvrages collectifs qu’il a initiés avec ses élèves.
Le premier, Jean-Jacques Goldman : il change la vie, est né d’un constat : on est si seul lorsque l’on a 15 ans et que des questions nous taraudent. Pour beaucoup, Goldman peut devenir un maître à penser, compagnon des nuits blanches. Andriat prend a cœur d’aider les jeunes à clarifier ce dialogue inachevé avec les chansons. Il sera le maçon d’un ouvrage attachant.
Il s’effacera complètement pour les deus autres expériences. Le Petit Alphabet de la démocratie s’articule autour de mots-clés en rapport avec le thème, et commentés par les élèves. Sous le mots «racisme», par exemple, un jeune Marocain avoue traverser la rue pour ne pas effrayer les vieilles dames. L’apport de textes de personnalités (Prigogine, Jack Lang…) autorisera l’édition du recueil.
Frères, libres et égaux se passe de toute caution extérieure. Publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme dont il illustre chaque article, l’ouvrage soutient le pari que chacun a le droit à l’expression. Et même à la publication. Malgré le risque d’hétérogénéité inhérent au projet. On ne peut qu’applaudir le courage d’un éditeur qui sait que seul le nom d’auteur est vecteur de la vente. Admirer que les droits d’auteur aient été cédés à des associations caritatives. Et souscrire à la fierté d’Andriat qui a donné aux jeunes confiance et dignité. Qu’il soit auteur ou médiateur, c’est son enjeu majeur.
Monique HISSEL, Le Carnet et les Instants, 15 novembre 1999 – 15 janvier 2000.
Michel JOIRET, Un roman d’amour clair à deux pas d’ici, LE NON-DIT, n°44, octobre 1999.
Un roman d’amour clair à deux pas d’ici
Né en 1958, Frank Andriat enseigne le français à Schaerbeek. Il est l’auteur de romans et de nouvelles qui accordent simplicité, clarté et vérité. L’auteur du Journal de Jamila (Le Cri, 1986 et 1992) a trouvé un ton nouveau pour évoquer les multiples facettes de l’adolescence. L’approche de ces ados si réels qu’on a le sentiment de les toucher, si vrais qu’on se prend à les aimer, n’est pas sans nuances. Frank Andriat relève en pédagogue la difficulté d’être dans les villes et il démonte inlassablement le mécanisme pervers du racisme. Généreux, mais sans naïveté, toujours à l’écoute de ces jeunes qu’il fait parler dans des pages grouillantes de vie, Andriat ne mène pas une croisade mais il s’impose peu à peu dans un registre bien difficile que beaucoup ont approché mais que peu ont réellement illustré. Avec ses élèves, Frank Andriat a réalisé un document sur Jean-Jacques Goldman et Le petit alphabet de la démocratie. Il a également traduit en français des écrivains argentins, espagnols et mexicains.
La rue Josaphat grouille de monde. Tout un univers apparemment ouvert à d’autres mais le plus souvent secret, tente d’exister à travers les différences culturelles, sociales et économiques. Rachid et son copain Juan. La vieille Joséphine Ladent. Monsieur K. Et Big Michel. Et le petit Mehmed. Daniel et Marie-Claire, eux, qui n’aiment que ce qui est blanc de blanc. Un soir, on vole les bijoux de Joséphine; un cambriolage bien propre, presque parfait… Alors que la police suit une piste bien mince, Rachid rencontre Alexandra. Elle est belle, blonde et sensuelle. Il lui donne rendez-vous au parc, devant la statue d’Émile Verhaeren.
Ce merveilleux roman plonge dans l’univers des adolescents avec une générosité et un enthousiasme exceptionnels. On devine que l’auteur vit une histoire d’amour sans fin avec les ados qui lui sont confiés, qu’il se tient à leur écoute et qu’il les retrouve dans leurs jeux, leurs colères, leurs contradictions et leurs angoisses. La langue est le reflet même de leur vérité. Pas de provocation gratuite en la matière, de débordements faciles, pas d’explosion verbale gratuite; le ton est juste et le reste dans le déroulement d’une intrigue tout à fait crédible. Les héros sont ici les gens de la rue, saisis dans leurs gestes quotidiens, leurs fantasmes et aussi leurs erreurs d’appréciation. Frank Andriat prend résolument le parti de la jeunesse. Probablement parce qu’il ne voit pas l’avenir autrement. Il engage avec les ados un dialogue-vérité qui force les barrages et gravit un à un les échelons de la confiance. Un tel roman surprend par sa rigueur. Car au-delà de l’oralité qui fait la part belle à l’écriture spontanée, il y a le fil rouge de l’intrigue qui ne se rompt pas, il y a le souffle qui ne faiblit pas et puis il y a l’homme qui s’interroge sur le sens de la propre vie. Que retiendra-t-il de cette humanité qui lui monte à la gorge ? Résoudra-t-elle ses propres interrogations ? Andriat vit intensément à travers ses personnages jeunes qui l’entourent. Il se cherche avec eux en même temps qu’il vit en leur compagnie une authentique histoire d’amour.
Rares sont les romans qui ne trichent pas. Rue Josaphat est de ceux-là. Nourri d’une âme aux têtes multiples, il est aussi le garant d’un incontestable mobilité. Andriat va dans le sens de la marche, il avance avec conviction sans piper les dés du réel. Moins romancier que chroniqueur, il dépasse cependant la simple relation du réel par la qualité des moments volés à l’intimité de ses personnages, par le choix judicieux du décor qui renforce l’édifice, par la symbolique des pavés culturels qu’il jette dans la mare de la complaisance. Bien des adolescents liront ce très beau roman et retrouveront sans doute les mots qui leur viennent (ou qui leur ont manqué). Ils se retrouveront aussi dans le meilleur et le plus tendre d’eux-mêmes, laissant pour un temps les apostrophes velléitaires et la violence larvaire. Avec Rue Josaphat, ils découvrent un banc pour poser leur sac. Quant aux aînés, ils traceront peut-être une ligne entre l’environnement qui leur échappe et le monde qui se rapproche.
Depuis le Journal de Jamila, Frank Andriat prépare sa révolution tranquille sans complaisance mais avec une qualité d’amitié incomparable. Aujourd’hui il prend place parmi les romanciers les plus authentiques et les plus habiles. Rue Josaphat est en prise directe avec l’actualité, une croisade blanche contre l’extrémisme et la bêtise. Conseillé à partir de la deuxième année de l’enseignement secondaire, il peut être utilisé fort heureusement pour ses différents niveaux de langue. La voie qui s’ouvre aujourd’hui n’est évidemment pas qu’un chemin d’écriture. Mais si le plaisir est vif, c’est que l’artiste est aujourd’hui en pleine possession de son art. La rue Josaphat ne sera décidément plus une rue comme toutes les autres; elle prête sa belle voix métissée à bien des idées neuves…
Michel JOIRET, Le Non-dit, n°44, octobre 1999.
Anne GILAIN, Le prof qui donne l’amour du livre, VLAN DIMANCHE, 12 septembre 1999.
Le prof qui donne l’amour du livre
Frank Andriat, professeur à l’athénée Fernand Blum, est écrivain.
Il apprend la vie à ses élèves comme à ses jeunes lecteurs.
Dans ses cours de littérature, il invite les élèves à la lecture.
Par des moyens détournés comme la rencontre d’un invité.
«Leur faire découvrir que, derrière un livre, il y a un homme,
que l’univers un livre est celui de l’humain.» Que le livre
n’est pas seulement du papier, mais de la chair et des sentiments.
«Beaucoup n’y croient pas au départ, mais les résultats sont là», raconte Frank Andriat. «Une année, ils ont écrit une lettre au bourgmestre pour lui faire part de leur avis sur la commune, ce qui a débouché sur une rencontre. Une autre fois, ils ont contacté des personnalités comme Ilya Prigogine ou Jack Lang, ce qui a abouti à la rédaction et à la publication du Petit alphabet de la démocratie. Quelque chose est enclenché qui ne se perdra pas.»
Pourquoi cette démarche ? «Le déclic s’est opéré lors de ma première année d’enseignement, à l’école technique, pour un cours de latin avec des élèves pour la plupart plus âgés et plus costauds que moi. Un peu la zone. Si je restais traditionnel, je me faisais jeter. J’ai donc appris la nécessité du dialogue. Et à être moi-même. Ce n’est ni du laxisme, ni de la permissivité, mais un équilibre difficile. En étant transparent, l’on peut être efficace. Chacun joue un jeu, mais l’important, pour chacun, est de voir où sont ses limites. De prendre ses responsabilités au sein du groupe. Les élèves apprennent à se découvrir, à parler, mais dans un système.»
Romantiques, surtout les durs !
La littérature suit. Son nouveau livre Rue Josaphat parle de ce que Frank Andriat connaît bien. Le quartier où il a passé toute son enfance, son évolution suite aux vagues d’immigration, les réactions de la population qui s’adapte ou non, l’extrême-droite, la délinquance. Surtout, un portrait des jeunes d’aujourd’hui. «Toujours romantiques, surtout les plus durs.» qui souffrent, qui espèrent, qui se laissent porter, qui aiment. Qui font des bêtises. Des jeunes ordinaires, comme les élèves de l’athénée, à qui les différentes cultures d’origine ne posent fondamentalement pas de problème. Pour autant, Rue Josaphat ne verse pas dans l’angélisme politiquement correct. L’on y croise aussi des ados immigrés agressifs, repliés sur eux-mêmes, «parce qu’ils ont trop l’habitude de se faire rejeter. Une réalité minoritaire, qui peut déboucher sur le nationalisme et l’intégrisme.»
L’auteur ne rate pas sa cible. «Les ados l’ont aimé car ils s’y reconnaissent vraiment.» Même si Frank Andriat édulcore quelque peu leur langage «car ils ne supportent pas de voir les gros mots qu’ils emploient d’habitude imprimés dans un livre…»
«Ce livre, c’est un pari optimiste sur l’avenir», reprend Frank Andriat. «La société sera comme cela; Nous assistons à une mondialisation de l’économie, pas de l’humain, qui ne rapporte rien et est de plus en plus mis sur le côté. En excluant toujours plus, l’on ne peut qu’arriver à une explosion.»
Écrire et enseigner sont des actes d’amour. «Écrire ce livre est une façon de dire : vous existez, je vous aime bien. Je vous reconnais en tant qu’êtres humains appartenant à une communauté à laquelle j’appartiens aussi.»
Anne GILAIN, VLAN DIMANCHE, 12 septembre 1999.
Philippe COLLING, Il s’en passe rue Josaphat, L’AVENIR DU LUXEMBOURG, 10 septembre 1999.
Il s’en passe rue Josaphat
Bruxellois d’origine, Frank Andriat est Gaumais d’adoption.
Il publie son nouveau roman, Rue Josaphat, un décor qu’il connaît fort bien.
Frank Andriat connaît bien Rachid, Mehmed, Juan, Constantin et Alexandra, les jeunes héros de son dernier roman, Rue Josaphat, qui vient de paraître chez Memor. Né en 1958 à Ixelles, l’auteur est prof de français à Schaerbeek. Quand on aura ajouté que ses grands-parents résidaient… rue Josaphat et qu’enfant il a fréquenté le quartier, le lecteur sera rassuré quant à la parfaite pertinence du propos du livre : la rue Josaphat à Schaerbeek, comme «exemple de vie multiculturelle».
«Ce quartier, je le connais bien puisque j’y ai vécu une partie de mon enfance et que j’y flâne encore fréquemment, explique Frank Andriat, dont la vie et le cœur se partagent aujourd’hui entre la capitale et la Gaume. Aussi, je l’ai vu évoluer, notamment sur le plan de l’immigration. Peu à peu, les commerces «belges» ont fait place à des magasins tenus par des Espagnols et des Portugais. Actuellement, ces derniers ont fait place à des épiciers arabes. Et c’est cela que j’ai voulu illustrer, cette succession, mais aussi cet échange de cultures.»
Un récit à trois voix
Rue Josaphat est un récit à trois voix. Rachid, âgé d’une quinzaine d’années, est amoureux d’Alexandra, une jeune Grecque. Avec ses potes, il frappe dans le ballon rond après l’école. C’est un ado sans histoires, et qui ne les cherche pas. S’il a insulté Joséphine Ladent, c’est un peu par hasard, parce que celle-ci a eu «une moue de dégoût». Rachid est arabe. Mme Ladent, veuve d’un socialiste militant, a viré sa cuti et vote pour l’extrême droit, encouragée en cela par un couple de voisins qui, s’il n’aime pas les enfants, aime moins encore «ces Arabes, ces Slaves, ces Polonais, ces Russes, ces Noirs, ces Jaunes qui nous envahissent.»
Enfin, «Monsieur K.» est dealer par nécessité : il vend la mort pour payer sa sienne.
Chronique du racisme ordinaire
Sur fond d’intrigue policière —les bijoux de Mme Ladent ont été dérobés— Frank Andriat analyse ce qu’il définit comme «une chronique du racisme ordinaire». Pour mieux exorciser les comportements xénophobes, il met leurs causes profondes au jour. «Joséphine Ladent n’est pas une méchante raciste, mais elle est dépassée, insécurisée et se laisse convaincre par le discours extrémiste.» fait remarquer Frank Andriat. A ce titre, la vieille dame seule s’oppose à une voisine, Madame Marie-Jeanne, «qui a assimilé l’évolution du quartier, la comprend et la vit sereinement parce qu’elle a retrouvé une famille, elle qui vivait seule, parce qu’elle a retrouvé la vie», commente encore l’auteur.
Avec Rue Josaphat, Frank Andriat signe aussi un plaidoyer «en faveur de la démocratie et d’une citoyenneté responsable». Pas étonnant lorsque l’on sait que le prof a publié avec ses élèves un Petit alphabet de la démocratie. C’était en 1996. Rue Josaphat vaut sans doute toutes les leçons de civismes et se révèle, pour le jeune public notamment, un vibrant appel à la solidarité, une chaleureuse invitation au partage des différences. «C’est un livre autant qu’un outil de démocratie» qui s’adresse à tous. A ce propos, on imagine bien Rue Josaphat succéder à La remplaçante—un autre roman de Frank Andriat qui a remporté un beau succès populaire chez les jeunes— en analyse de texte pour les classes secondaires du premier degré. Conseillé aux adolescents, il l’est donc aussi à leurs parents.
Jeunes héros à l’âge des premières amours, Rachid et Alexandra échangent de chastes baisers devant le buste d’Émile Verhaeren. Pour l’épigraphe, Frank Andriat a précisément choisi quelques vers du poète, qui traduisent bien l’état d’esprit dans lequel a été rédigé Rue Josaphat :
Admirez-vous les uns les autres
Admirez l’homme et admirez la terre
Et vous vivrez ardents et clairs
La vie est à monter et non pas à descendre
Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes,
Des cœurs d’hommes nouveaux dans un vieil univers.
Le poète du square était visionnaire.
Philippe COLLING, L’Avenir du Luxembourg, 10 septembre 1999.
Consulter aussi l’article consacré à TABOU dans le même journal le 3 septembre 2003.
Christian LIBENS, Frank Andriat: “La littérature est proche de la vie!”, MAG<26, Juin-juillet, août 1999.
Frank Andriat : «La littérature est proche de la vie!»
Frank Andriat a publié de nombreux livres, dont certains ont rencontré un immense succès auprès des adolescents. Il avait 18 ans lors de la sortie de son premier texte. Aujourd’hui, à 41 ans, il n’a rien perdu de sa passion d’écrire.
Rencontre avec l’auteur de La remplaçante (Ed. Memor) et de L’amour à boire (Ed. Labor).
Mag. Écrire, c’est être généreux ?
Frank Andriat. Tout à fait ! J’écris pour partager la vie, pour dire mes enthousiasmes et mes révoltes, pour communiquer. L’écriture ne doit pas être égoïste. Il n’y a aucun intérêt à admirer son propre nombril et à créer des variations littéraires dessus. L’écrivain est un privilégié qui, pour moi, a le devoir de prendre la parole pour ceux qui ne peuvent pas le faire.
Mag; Les jeunes, par exemple ?
F.A. Pas seulement eux, même s’ils sont très présents dans certains de mes romans. Ainsi, les principaux personnages du Journal de Jamila, de La remplaçante, de La forêt plénitude, ou de mon petit dernier,L’amour à boire, sont des jeunes. L’écriture est un merveilleux espace de liberté qui permet de communiquer ses émerveillements et de rencontrer l’autre dans son histoire, ses différences. Il ne s’agit pas de délivrer des «messages», mais d’offrir à son lecteur des tranches de vie où il se retrouve, des instants et des êtres qui lui donnent envie d’aller plus loin en lui-même, dans ce qui est essentiel, dans ce qui fait la fibre même de la vie.
Mag. La littérature est donc proche de la vie ?
F.A. Bien sûr ! Et quand elle s’en éloigne, elle perd de sa saveur. Je conçois les livres comme des outils d’émerveillement et de liberté. Prendre un livre, l’ouvrir, c’est décider de s’arrêter, de se retrouver avec soi-même. Certains ouvrages sont comme une lumière donnent à leurs lecteurs des pistes pour vivre mieux, pour ressentir davantage les plaisirs simples de la vie. Je pense à des auteurs d’aujourd’hui comme Christian Bobin ou Philippe Delerm; ils nous ramènent à notre humanité.
Mag. Une façon de partager nos différences, en somme ?
F.A. Mais oui ! Quand on s’assume en tant qu’humain, on a envie d’offrir son bonheur d’être vivant à l’autre. On ne peut pas supporter l’exclusion, on sent naître en soi le désir de mieux connaître ceux et celles qui nous entourent. Partager ses différences, c’est grandir, c’est tendre la main vers l’autre et accepter d’apprendre de lui aussi. Quand l’écriture devient un échange, elle parvient toujours à élargir le cœur.
Mag. Cette «écriture généreuse» expliquerait-elle votre succès auprès des adolescents ?
F.A. Les ados découvrent la vie avec ses bonheurs comme avec ses difficultés. Plusieurs de mes personnages sont proches d’eux, de leurs questions, de leurs colères. Ça les amène sans doute à éprouver du plaisir à lire mes bouquins. Les jeunes sont souvent plus généreux que les adultes; la rencontre de l’autre et le partage des différences leur font moins peur. Écrire pour eux me rend sincèrement heureux et me ramène sans cesse à davantage de justesse… Avec les ados, pas question de tricher!
Christian LIBENS, MAG<26, juin-juillet-août 1999.
Michel TORREKENS, Frank Andriat : l’amour à écrire, lecture in L’amour à boire, pp. 181-192, Éditions Labor, 1999.
Frank Andriat : l’amour à écrire (extraits)
Bien qu’ayant tout juste passé la quarantaine, Frank Andriat a gardé un air de jeunesse. Frêle, toujours souriant, poli jusqu’à l’extrême, il ne fait pas tout à fait son âge. Une forme de mimétisme avec un sujet qui lui tient à cœur… Mais il ne faut pas s’y tromper et un écrivain belge, Jacques Crickillon, qui fut aussi son professeur de français à l’athénée Fernand Blum de Schaerbeek, école où Andriat enseigne à son tour aujourd’hui, écrivit ceci sur Frank Andriat à ses débuts : «C’est un jeune professeur de français à l’air fragile et cependant plein de ressources. Il a derrière lui une longue activité d’animation culturelle centrée autour de sa revue Cyclope qui a accueilli entre autres des textes de Thomas Owen, Jean Muno, Gaston Compère, Ghelderode, Ayguesparse, Nédélec,… Derrière sa douceur, son affabilité, une volonté de fer et un grand sens de l’adaptation. Frank Andriat est un battant. Cet écrivain est aussi à l’aise devant une machine à calculer que devant une feuille blanche. Son domaine: les rues du bas-Schaerbeek, “le ghetto”. Sourire toujours, gravité, un sens de l’humour que rien n’altère.»
L’éternel adolescent ?
(…)
Est-ce son métier d’enseignant dans le secondaire qui le prédestine à cette thématique ? «Je côtoie des adolescents au quotidien, mes livres sont le reflet de cette imprégnation et de mes dix-neuf années d’enseignement. Je crois que je suis très proche de la sensibilité de ces jeunes. En plus, j’aime écrire pour eux, car le retour qu’ils me donnent est intéressant.» Mais n’y a-t-il pas une motivation plus inconsciente, nécessaire, qui toucherait à l’histoire même de l’auteur ? «C’est un milieu dont je ne suis jamais tout à fait sorti et peut-être qu’il y a quelque chose de l’adolescence resté activé en moi. Car c’est une période où l’on apprend à se situer. » À cet enthousiasme, cette empathie pour l’adolescence, s’ajoute une manière toute personnelle d’aborder le monde des jeunes. Frank Andriat répugne manifestement à donner une vision trop sombre, catastrophiste, parfois caricaturale ou, à tout le moins partielle et partiale de ce que vivent les adolescents. Souvent, les romans qui leur sont consacrés prennent un malin plaisir à en donner une description pessimiste, voire alarmiste : la drogue, la violence, le sexe, aujourd’hui le sida, sont souvent ressassés. Certes, ces malheurs traversent des adolescences en crise grave, mas ils restent heureusement l’exception. Frank Andriat opte résolument pour une présentation sans dramatisation de cette période de la vie, «j’ai envie d’apporter un sourire et un peu de bonheur. Pourquoi rendre la vie plus sombre qu’elle n’est ?», et c’est probablement la raison pour laquelle ses livres plaisent aux jeunes. Ceux-ci se sentent respectés par l’image donnée d’eux-mêmes, ils ne sont plus vus d’abord comme un problème, mais comme des êtres qui vivent, aiment et souffrent, ni plus ni moins que les autres. Ils ne sont pas pris ici comme sujet d’études.
Des livres-miroirs
Cette délicatesse dans l’approche des jeunes par Frank Andriat se retrouve dans les autres livres qu’il leur a consacrés: outre une œuvre poétique abondante et plusieurs aventures fantastiques écrites en collaboration avec Jean-Claude Smit le Bénédicte, alias Mythic, il publie un premier récit Journal de Jamila (Éd. Le Cri), qui n’est pas tout à fait un roman ainsi que l’indique le titre, puis Mes copains m’appellent Flash (édition du Snark, 1992, mais écrit en 1989, à 31 ans), un roman. Il s’agit de la première version de L’amour à boire, qui a été entièrement réécrit pour cette édition. Sur (et pour?) les adolescents, il a également écrit Matilda (Éd. L’Arbre à paroles-Pré aux sources), L’enfant qui chante (Éd. Pré aux sources) et surtout La remplaçante (Éd. Memor), celui de ses livres les plus remarqués par le jeune public, qui a connu depuis plusieurs rééditions et qui a été traduit en néerlandais. Cet intérêt évident pour ce sujet et pour ce public de lecteurs ne s’arrête cependant pas là. En effet, notre jeune professeur a également initié dans ses classes des démarches d’écriture qui ont eu la chance de trouver le soutien d’éditeurs aussi enthousiastes que l’enseignant-écrivain. Un premier livre publié par Bernard Gilson (éditions Pré aux sources) s’est intéressé à l’œuvre d’une vedette de la chanson Jean-Jacques Goldman, il change la vie, tandis qu’un autre allait s’attacher à rassembler sous une même couverture des réflexions d’adolescents et de personnalités littéraires et autres, sous le titre Petit alphabet de la démocratie (Éd. Memor) ainsi que Frères, libres et égaux, sur la déclaration universelle des droits de l’homme. Ce court aperçu de la bibliographie de Frank Andriat montre la cohérence qui sous-tend son travail d’écrivain. Cette œuvre ne se réalise pas dans une tour d’ivoire, dans la solitude d’un bureau, tournée vers des préoccupations nombrilesques, mais se veut le reflet du monde dans lequel Andriat s’inscrit comme un citoyen actif. (…)
Son projet prend par plusieurs de ses aspects une dimension collective et l’adolescent y apparaît comme un interlocuteur sérieux, digne d’intérêt. Et dans lequel beaucoup de jeunes «se lisent» ainsi que peut le constater Frank Andriat à l’occasion de ses fréquentes visites dans des classes : «Il y a chez ces jeunes une recherche de soi, des questions à fleur de peau. Il ne faut pas caricaturer les adolescents, ils doivent pouvoir se reconnaître et se raccrocher à leur réalité. Ils me disent qu’ils aiment retrouver leur vie, leurs quartiers dans mes livres, ainsi que des questions qu’ils n’osent pas poser à leurs parents, à leurs professeurs. Je leur propose en quelque sorte un accompagnement par rapport à l’adolescent qui meurt à lui-même.»
Famille, quand tu nous tiens
L’amour à boire dépeint donc la vie d’un adolescent et de ses quelques amis. Telle qu’elle est. Sans excès racoleurs. Mais sans gommer les réalités de tous les jours. Comme le racisme ordinaire. Le lecteur ne s’étonne donc pas d’y retrouver des enfants d’immigrés et leurs difficultés d’intégration dans le pays. Les parents du protagoniste principal, Émile alias Tchap, se méfient de l’étranger, décochent des propos parfois venimeux sur les relations de leur fils. La future petite amie de celui-ci a des parents qui ne sont pas moins tendres sur l’inconnu, l’étranger, l’Autre. Préjugés, préjugés… «Des immigrés ! Des voyous et des immigrés ! Tu nous fais honte, Adeline. Une fille comme toi, fréquenter des gens pareils !» (p.67).
Car le héros de L’amour à boire vit une grande amitié avec Abdennasser. Capitale, l’amitié. A cet âge, tout part de là et tout y revient, comme l’explique Françoise Dolto dans un livre qu’elle a consacré à cet âge : «L’amitié, c’est absolument essentiel, surtout pendant une période durant laquelle on change les rapports que l’on entretient avec sa famille. On se cherche un double pour se sentir plus fort, un confident pour partager les difficultés, une âme sœur pour les adoucir dans la fraternité, un alter ego qui vous soutienne et qui vous aide à avancer. » Frank Andriat va plus loin puisqu’il choisit pour son personnage un ami qui, au premier abord, ne lui ressemble pas et propose un bel exemple d’ouverture et de tolérance à ses lecteurs. Avec le sens de la formule, actuelle qui plus est, il synthétise la force de cette relation : «Abdennasser et toi, vous êtres inséparables. The united colors of Benetton.» (p.14) Au côté de cet ami, Émile découvre la chaleur, l’ambiance,l’accueil d’une vraie famille : «Ses parents sont sympas comme un bon pain chaud. Son père conduit des bus. Sa mère a un sourire qui ressemble à une main tendue. Parfois, elle t’invite à manger avec eux.» En quelques mots, il cadre la chaleur, la spontanéité de cet univers convivial dont il se sent proche, sur le plan humain, mais aussi sur le plan social. Cela est important pour la suite du récit. Cette connivence contraste totalement avec ce qui se passe dans sa propre famille. Ce climat chaleureux et simple, vrai, n’a absolument rien à voir avec la réalité familiale d’Émile, ainsi qu’elle nous est décrite dans une métaphore filée : «De temps en temps, ton père boit. De la bière (…) Alors il aboie des critiques sans nuances. Ta mère jappe d’angoisse. Tu te tapes un chapeau sur le crâne et tu sors du chenil en courant.» (p.16). Une écriture nerveuse, simple, rythmée. Avec peu de descriptions, des chapitres courts et une construction linéaire.
(…)
Que jeunesse se passe
Pour Tchap, l’épreuve sera la découverte de l’amour, et celle qui incarnera le congre, Adeline. Leur relation est vite entravée par les refus des parents. Ils s’embarquent dès lors pour une fugue, mais une fugue bon enfant, à la mer, chez une amie disposée à les accueillir, et avec de l’argent qui permet d’éloigner tout danger. Parée de toutes les qualités aux premiers infants de leur rencontre, Adeline se révèle progressivement sous un autre jour. Dès le démarrage de cette aventure, une faille, étroite d’abord, se fait jour : «Elle a pris sa décision pour elle, pas pour vous deux. Tu n’aimes pas ça. Elle n’a pas assez réfléchi, c’est foireux. Toi, ça fait des mois que tu songes à fuguer sans réussir à te décider» (p.79). La réalité vient progressivement se superposer au rêve idéalisé et apparaissent progressivement des manières différentes de voir le monde : « Ce petit voyage te révèle des détails auxquels tu ne t’attendais pas: amour du fric, esprit calculateur, caractère un peu dur… Tu n’aimes pas penser ça de ta chérie et, pourtant, c’est elle aussi» (p.85). Le quotidien, dans l’isolement de la soupente d’un grenier, achève de creuser le gouffre entre eux. Adeline ne l’aime pas lui, elle n’aime que l’image qu’elle se faisait de l’amour et cela ne suffit pas pour affronter les contrariétés présentes : «Tu te rends doucement compte que c’est tuant de fréquenter une fille toute la journée. Tant qu’il s’agit de sortir ensemble, de s’amuser, tout baigne, mais, quand les problèmes surgissent, tout s’effrite ! Tu n’aurais jamais cru qu’Adeline avait ce caractère de chien : elle romprait avec tous ceux qui ne lui donnent pas raison» (p. 119). Notre jeune héros désappointé vit toutes ces découvertes de la personnalité intime de l’autre avec une sorte d’incrédulité. Il tombe de haut. Il boit la tasse et se paie une sacrée gueule de bois. Mais sa carapace se forme et il sort de son rêve.
Happy end
Aura-t-il réussi à comprendre le monde ? Peut-être pas, mais il aura apporté une pierre à la construction de son édifice personnel et sera parvenu à pressentir un bonheur plus proche qu’il n’imaginait. Ses yeux s’ouvrent enfin, sur les autres et dès lors sur lui-même. Il entre dans son je et tout le livre qui était écrit en tu se termine significativement sur un chapitre écrit en je. Le tutoiement marquait le regard complice porté sur le jeune, l’amitié ressentie par l’auteur pour son personnage, mais indiquait une distance du héros par rapport à lui-même. Le je souligne davantage qu’il se prend en charge, qu’il sort du regard de l’autre et de la dépendance. Il s’affirme, il existe pour lui-même. Une fin encore optimiste ? Oui, car selon l’auteur, «la plupart des adolescents que je côtoie fuient les histoires qui se terminent mal, surtout ceux qui vivent des choses moches, même si ça les émeut beaucoup. Pour eux, la littérature permet de donner un espoir, de leur montrer une porte de sortie. De plus, j’ai envie pour moi aussi que l’histoire se termine bien.»
Michel TORREKENS, © Éditions Labor, in L’amour à boire, pp. 181-192.
Laurent WILEN, Du fantastique à la flânerie poétique, Frank Andriat explose, LA LANTERNE, 5 novembre 1998.
Schaerbeek : une reconnaissance et un nouveau livre
Du fantastique à la flânerie poétique, Frank Andriat explose.
Tandis que Fleuve Noir reprend des textes fantastiques écrits en 80 avec Mythic,
l’écrivain prépare un livre sur Schaerbeek vu à pied avec le photographe Lauti.
Fin d’année faste pour Frank Andriat, professeur à l’athénée Fernand Blum, mais surtout un des écrivains les plus prometteurs de notre communauté française ; quarante ans, l’âge paraît-il de la maturité, sonnent pour lui l’heure d’une véritable reconnaissance, mais aussi de l’exploration de nouveaux horizons. Reconnaissance : l’éditeur français Fleuve Noir, rien de moins, vient de rééditer, sous le titre des Légions du néant, quatre romans fantastiques écrits en 1980 avec le scénariste de bande dessinée Mythic, qui n’avaient connu jusque là qu’une diffusion restreinte en Belgique. Nouveaux horizons : insatiable défricheur de genres, le voilà maintenant qui prépare Schaerbeek sur la pointe des pieds, un itinéraire pédestre dans le Schaerbeek poétique et insolite, jalonné par les photos du Français Manuel Lauti.
L’initiative de l’éditeur français est à souligner, d’autant qu’en général, nos auteurs belges doivent attendre bien plus longtemps avant d’être ainsi reconnus outre-Quiévrain. (…)
Du polar haut de gamme
Fleuve Noir n’est cependant pas le premier à découvrir ses textes et à les valoriser : en 95, l’éditeur ixellois Memor avait déjà édité ses textes, mais ce à l’échelle belge, forcément plus restreinte et sous une forme et un format de luxe. Ici, les quatre romans d’Andriat et Mythic sont rassemblés en une petite brique de format et de prix poche, de 640 pages. Fleuve Noir reprend donc le relais, à une autre échelle. Il n’y a donc ni rupture, ni divorce avec Memor, loin de là, mais une continuité bienvenue.
Difficile de coller une étiquette sur Les légions du néant. (…) Les quatre romans nous font partager les pérégrinations tour à tour violentes, étranges, humoristiques du commissaire Dogston en Féérlande, ces improbables îles de nulle part, en mer du Nord, devenues belges après avoir été hollandaises… Quatre titres, quatre enquêtes oscillant entre policier, science-fiction et fantastique. Le livre est préfacé par Yves Varende, brossant un saisissant tableau de l’évolution du genre fantastique dans la littérature belge, de Steeman à nos deux complices.
«Nous avons voulu faire de la littérature populaire, mais dans le bon sens du terme.» En tout cas, un cocktail bien belge d’un peu de tout, savamment mitonné par deux cuistots de l’étrange.
Laurent WILEN, LA LANTERNE, 5 octobre 1998.
Jacques DANOIS et Gabrielle LEFÈVRE, Frank Andriat, le professeur poète, LE SOIR ILLUSTRÉ, 17 décembre 1997.
Sur papier, à l’école de la vie
FRANK ANDRIAT, LE PROFESSEUR POÈTE
Il rend hommage à ses collègues qui remplacent sans cesse les autres, il s’émerveille devant la beauté de la forêt et la poésie de la vie.
Comme un souffle de tendresse.
Dans le vacarme de l’actualité, dans les troubles de la politique, dans une atmosphère glauque de faits-divers horribles, nous avons besoin d’un souffle de tendresse, d’un message d’espoir, de foi en l’humain. Professeur, écrivain et poète, Frank Andriat nous apporte de ses nouvelles et romans, comme autant de sourires à la vie. Dans La remplaçante, il est le témoin de la vie de ces grandes personnes qui passent leur existence entre un tableau noir et des sourires peureux, rarement affectueux et presque toujours moqueurs de nombreux, trop nombreux écoliers, mal assis derrière des pupitres où se cache l’indiscipline; dans son livre, Frank Andriat évoque tous les acteurs de la comédie humaine face aux tragédies de l’éducation. On y retrouve une réalité tendre et cruelle malgré tout. Enseignants, parents, écoliers et anciens écoliers se retrouveront dans la classe ou dans… la cour de recréation.
Dans La forêt plénitude, Frank Andriat met en scène les 18 ans d’une jeune fille riche en quête de sa propre vérité, du souffle de la nature, celle de la forêt dans laquelle elle décide de passer quelques jours en ermite. Le déclic a été donné par la lecture d’un livre. L’écrivain en profite pour glisser, avec un brin de naïveté sans doute, les doutes et les interrogations d’une adolescente. Mais encore une fois, ce qui prime, c’est le sentiment, celui de la pureté, de l’ouverture d’esprit à une autre réalité que celle de la société qui pousse à la consommation, à paraître plutôt qu’à être. Ce livre est conçu pour être utilisé en classe, par des adolescents qui peuvent y découvrir la beauté de la nature et celle du corps de la femme, décrit avec pudeur et douceur.
Jacques DANOIS & Gabrielle LEFÈVRE, LE SOIR ILLUSTRÉ, 17 décembre 1997.
Sonia SARFATI, Frank Andriat : prof qui écrit ou écrivain qui enseigne ?, LA PRESSE, Montréal, 25 novembre 1997.
Frank Andriat : prof qui écrit ou écrivain qui enseigne?
Frank Andriat est professeur de français dans un lycée de Schaerbeek, près de Bruxelles. Professeur donc. Mais aussi, écrivain. Écrivain à un point tel que sa passion a fini par déteindre sur ses élèves : au fil des ans, trois de ses classes ont écrit et ont été publiées. Sur des sujets aussi fondamentaux que la démocratie et les droits de l’homme.
Des aventures exaltantes. Mais paresseux, s’abstenir ! «J’agis et puis parfois, je réfléchis.», plaisante Frank Andriat lorsqu’il se revoit, en train de lancer l’invitation à ses élèves. Représentant la Communauté française Wallonie-Bruxelles au Salon du livre de Montréal, le romancier se souvient en effet fort bien des événements entourant la publication de Frères, libres et égaux (un recueil de textes qui vient d’être lancé dans la nouvelle collections Couleurs, des éditions Memor).
«Je ne voulais rien leur imposer. Ils sont partis dans toutes les directions, en particulier dans un genre de «dragonball» mettant en vedette une carotte magique.», raconte-t-il. «Au bout de quinze jours, ils m’ont dit trouver cela un peu con et m’ont demandé si je n’avais pas une idée à leur proposer.» Comme par hasard (!), il en avait justement une. En 1998, la déclaration universelle des droits de l’homme fêtera son cinquantième anniversaire. Pourquoi ne pas réfléchir, par écrit, sur le sujet ? Et sur le ton désiré : intimiste, réaliste, fantastique, policier, absurde. Le résultat ? «Il y a là-dedans des textes que j’aurais aimés écrire», indique Frank Andriat. Il le dit simplement, et avec beaucoup de respect. Ses jeunes, il les aime. Il aime leur apprendre. Autant qu’il aime apprendre d’eux.
De cet élève marocain, par exemple, qui dans Petit alphabet de la démocratie, a raconté, sou le mot «racisme», comment il changeait de trottoir quand il voyait une vieille dame venir vers lui : il ne voulait pas lui faire peur. L’adolescent expliquait aussi comment, en sortant de l’épicerie, il se sentait obligé de lisser son manteau pour montrer qu’il ne cachait rien dans ses poches. « J’ignorais cela. Les autres étudiants l’ignoraient aussi. Cela nous a tous remués», murmure le romancier.
Car, ne l’oublions pas, Frank Andriat est romancier. Un romancier qui enseigne ou un professeur qui écrit, selon la perspective. Dans la collection Couleurs, qu’il est venu faire découvrir aux adolescents d’ici, il signe deux titres : La forêt plénitude, un récit initiatique tout en douceur et en tendresse et La Remplaçante, un roman réaliste, «qui ne raconte pas ma vie de prof, car je n’ai jamais été chahuté !» lance-t-il en riant.
Et on le croit : ne vient-il pas d’expliquer que, pour lui, le premier pas vers l’élève se fait en direction de l’humain et du dialogue : «Après, la matière passe», assure-t-il. Ainsi, La Remplaçante, raconté d’une plume alerte et parfois assez acérée, suit Raphaël et ses copains aux prises avec madame Grivet, la remplaçante de mademoiselle Laurent (et les gars insistent sur le «mademoiselle»), leur chouchou à eux. En quelques mots, disons simplement qu’ils décident de faire la vie dure à l’intruse. Ils vont y parvenir.
«Certains enseignants ont trouvé ça scandaleux parce que je donnais tous les trucs pour chahuter.», reconnaît Frank Andriat. Les jeunes, ont par contre adoré l’histoire. Ont, donc, adoré lire. Le temps (au moins) d’un livre. Ce qui n’est pas rien.
Sonia SARFATI, La Presse, Montréal, 25 novembre 1997.
Bénédicte MASSINON, Professeur et écrivain : Frank Andriat, ID, N°4, 1-15 novembre 1997.
«Waouh, M’dame! Ce bouquin, il est vachement géant!»
Au moins le type qui l’a écrit, y comprend ce qu’on vit tous les jours à l’école et y parle comme nous, lui au moins… Il en a fait d’autres, des bouquins écrits dans not’langue ? Et puis, ça m’plairait d’causer un coup avec lui pour savoir comment il fait ses bouquins. Ben ouais, faut vous rendre compte M’dame, c’est le premier gros livre avec plein de pages que j’ai su lire jusqu’à la fin, et même que je me suis vachement marré en le lisant! Si vous voulez, j’vous l’prête, c’est bien pour les profs aussi, ce bouquin !»
Je n’avais jamais vu Fabien aussi emballé par un roman, lui qui rouspète dès qu’il faut lire cinq lignes ! Cela m’a fort intriguée: qui est cet écrivain qui parvient à donne le goût de lire aux ados les plus récalcitrants dès qu’il est question de romans sans images ? Quel est son secret ? Il fallait absolument que je sache. Aussi ai-je décidé d’envoyer à Frank Andriat, l’auteur de La remplaçante, ce bouquin «vachement géant», les questions que se posaient les élèves. Très gentiment, il a accepté d’y répondre…
«Bonjour, je m’appelle Frank Andriat. Je suis né à Ixelles le 30 mars 1958. Je suis écrivain… et professeur ! Je vis depuis toujours à Schaerbeek où j’ai fait mes études primaires et secondaires. La commune faite de différences me plaît, parce qu’elle est riche de diversités à l’image de la société muticulturelle dans laquelle il nous est donné de vivre.»
— Enseignez-vous aussi à Schaerbeek ?
— Oui, j’enseigne le français à l’Athénée communal Fernand Blum de Schaerbeek. J’ai à la fois des élèves du secondaire inférieur et du secondaire supérieur, des Belges et des immigrés.
— Ce métier d’enseignant est-il une vocation, une passion ou le faites-vous uniquement pour gagner votre vie ?
— Si je travaillais uniquement pour gagner ma vie, j’aurais le sentiment de la perdre. Mon travail de prof est une passion vécue au quotidien avec mes élèves, avec leurs enthousiasmes et leurs colères. Le métier d’enseignant est un métier d’équilibriste : chaque heure de cours est une création, un défi à relever pour apporter plus d’humanité dans une société qui y accorde malheureusement trop peu d’importance.
— Quel genre d’élève étiez-vous, adolescent ? Aimiez-vous l’école ?
— J’étais plutôt un bon élève. L’école ne me passionnait pas en tant que telle, mais certains cours, certains professeurs excitaient mon enthousiasme : le français, évidemment, mais aussi la biologie, l’espagnol et les maths. J’aimais l’école pour les contacts humains qui s’y créaient, pour la vie qui en transpirait. Finalement, c’est à l’école que les jeunes font l’apprentissage de la vie en société.
— Et votre premier livre, à quel âge, l’avez-vous écrit ?
— J’étais encore élève à l’athénée Fernand Blum. J’avais dix-sept ans. Un petit recueil de poèmes intituléOiseaux de sang pour lequel j’ai eu la chance et l’honneur d’obtenir un prix de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises.
— Comment naissent vos histoires ? D’où vient votre inspiration ?
— Mes histoires naissent de l’observation du quotidien. Je me laisse traverser par les diverses expériences que j’ai l’occasion de vivre et, parfois, l’une d’elles se cristallise et se transforme lentement à l’intérieur de moi jusqu’au moment où elle en ressort sous la forme d’un livre. Ainsi, mon rejet du racisme a donné le Journal de Jamila et Mes copains m’appellent Flash, (…) mon envie qu’un dialogue s’installe entre profs et élèves a fait naître La remplaçante. J’invente donc des histoires au départ de sensations bien réelles, d’expériences de vie.
— Dans La remplaçante, on a pourtant l’impression d’avoir déjà rencontré les personnages dans la vie réelle…
— La remplaçante est une fiction. Ni Raphaël, ni Madame Grivet, ni Mademoiselle Laurent n’existent dans la réalité. Ce sont des “types” de personnages. J’ai inventé une histoire à partir d’une atmosphère d’école qui, elle, est réelle parce qu’en tant que prof, j’en suis imprégné. Je n’ai personnellement jamais vécu les expériences que Raphaël, le personnage de La remplaçante, vit dans mon roman. Ni, en tant qu’élève, ni, en tant que prof. Ce livre est en quelque sorte le résumé d’un ressenti au quotidien, le produit de dix-sept années d’enseignement.
— Quand, où, comment, à quel rythme écrivez-vous ?
— Lorsque mon métier d’enseignant m’en laisse le temps ! Heureusement, il y a les vacances et il m’est arrivé de prendre des années de pause-carrière pour écrire. Je travaille en général dans une pièce calme, parfois en ville, le plus souvent à la campagne et si, au départ, je travaillais un peu tous les jours, maintenant, je préfère m’offrir de longues plages de temps où je ne fais que cela, pour ne pas perdre la petite musique intérieure qui habite tout texte, pour ne pas me laisser distraire.
— Lorsque vous avez terminé un manuscrit, demandez-vous à d’autres personnes de le lire avant de l’envoyer à un éditeur ?
— Ça dépend du texte que j’ai écrit. Souvent, je laisse reposer le manuscrit quelques mois avant de le redécouvrir moi-même et, ensuite, je demande à des proches de me donner leur avis sur ce que j’ai écrit. Pourquoi ? Parce que ça me permet d’avoir l’opinion de personnes qui ont plus de distance que moi par rapport à mon livre. Et c’est important : trop proche de son texte, on peut être un très mauvais “juge”.
— En tant qu’écrivain, avez-vous déjà eu de grosses déceptions ?
— Pas vraiment. Tout bêtement parce que je ne m’attends pas à avoir de grands bonheurs. J’écris, ça me fait plaisir et si je peux communiquer ce plaisir à d’autres, tant mieux ! Si un éditeur refuse un de mes manuscrits, je le présente à un autre : du moment qu’on est patient et persévérant, les choses coulent, même si ce n’est pas toujours de source…
— Jean-Jacques Goldman, il change la vie (ed. Bernard Gilson, 1992), Petit Alphabet de la démocratie (Ed. Memor, 1996), Frères, libres et égaux (Ed. Memor, 1997) sont des ouvrages que vous avez écrits avec vos élèves. Comment réalise-t-on un livre avec des élèves ?
— Tout d’abord en leur faisant confiance. Les jeunes ne sont pas idiots. Ils sont pleins d’enthousiasme, ont beaucoup à dire. J’écoute ce qu’ils proposent, ce qui les intéresse; chaque groupe est différent, mais, dans chacun, il y a souvent un fil conducteur. Nous démarrons là-dessus. Un projet commun est revigorant : quand l’un se décourage, l’autre le redresse. Écrire un livre à plusieurs apprend la fraternité : ceux qui abandonnent risquent de faire échouer le projet et, une fois que tous en prennent conscience, tous se serrent les coudes pour arriver au bout.
— Qu’est-ce que vous appréciez le plus et qu’est-ce qui vous dérange le plus chez les adolescents d’aujourd’hui ?
— Nos adolescents ne vivent pas une époque facile. On leur montre tout ce dont ils pourraient jouir facilement, on les matraque avec des publicités de rêve et, au nom de la compétitivité, on envoie leurs parents au chômage. Ce que j’aime chez eux, c’est leur sens de la justice, des valeurs humaines alors qu’on dirait que les adultes, du moins ceux qui nous gouvernent, n’ont plus que le sens des valeurs économiques ! C’est dur pour les ados parce qu’ils ne sont pas dupes. Souvent ils me disent qu’ils sont déçus de n’entendre parler que d’argent. Ce qui me dérange chez eux, c’est que certains considèrent que tout leur est acquis sans lever le petit doigt, mais cette attitude me paraît plus être le fruit de notre société réductrice qu’un défaut typique des jeunes. Nous devons leur apprendre à être responsables.
— Et si vous deviez choisir : enseignant ou écrivain ?
— Les deux. J’ai écrit des livres pour les adolescents parce que je suis prof, parce que j’ai au quotidien des contacts avec les jeunes. Je vous l’ai dit : j’aime mon métier de prof. J’aime également écrire. Certains romans demandent de la solitude, du silence, du recul : quand j’en éprouve le besoin, je prends congé pendant un an et, lorsque je reviens à l’école, j’en suis d’autant plus enthousiaste!
Merci beaucoup à Frank Andriat d’avoir répondu à nos questions!
Bénédicte MASSINON, ID, 1 novembre 1997.